Sophie Zimmermann
Nouvelle : Les Infinis

Voici une de mes nouvelles en lecture gratuite. Embarquez dans le futur avec Alma et découvrez les Infinis.
Les Infinis
— Alma, vous ne comprenez pas, vous n’avez pas le choix. Vous partez avec les Infinis dans moins d’une heure.
Je déglutis. Face à moi, derrière le bureau immaculé, je regarde ce vieil homme, au teint cireux, aux yeux plissés derrière ses lunettes, m’annoncer cette nouvelle avec froideur, sans affect. Il est dans l’exercice de ses fonctions, un médiateur se doit de donner les éléments de manière factuelle, et il joue son rôle à merveille.
Si je n’étais pas assise, je me serais effondrée. C’est un cauchemar. Depuis quelques minutes, rien n’a plus aucun sens. Mon monde s’écroule, mes rêves s’évaporent, et mon futur, tracé depuis l’enfance, se délite, incertain.
— Voyez cette… opportunité, comme un honneur, une chance, poursuit le médiateur.
— Peut-être pourrions-nous demander si un ou une volontaire souhaiterait quitter la Terre avec eux ? déclaré-je d’une voix chevrotante en triturant mes cheveux châtains.
Le médiateur bouge la tête de gauche à droite en signe de négation. Même moi, je ne crois pas à ma proposition, le désespoir m’empêche de raisonner correctement. Maniant les mots au quotidien, j’ai saisi l’essentiel du discours, malgré la technicité du vocabulaire scientifique. Les Infinis m’ont choisie, moi et personne d’autre. Un sacrifice, une seule vie, contre le reste de l’humanité. Mes larmes sont prêtes à sortir, mais je les ravale, par fierté.
— J’ai appelé vos parents, ils sont ici, continue-t-il. Et ils sont informés, un collègue s’en est chargé.
— Je… Merci.
Merci ! J’ai envie d’hurler et je réponds un « merci » ! Fuir me traverse l’esprit, mais pour aller où ? Les Infinis me retrouveraient, et je ne peux pas me montrer égoïste quand tous les habitants de cette Terre sont menacés.
Un assistant vient me chercher et m’indique où me rendre. Ma marche est hésitante, mes jambes fébriles, elles ne semblent plus vouloir me porter.
L’homme ouvre une salle et s’efface. À l’intérieur, Paul et Jasmine me tendent les bras. Je fonds sur eux et laisse échapper mes sanglots, une véritable délivrance. Le courage, que j’arborais juste avant, disparaît. Je veux rester contre eux, sentir leur odeur familière, apprécier la chaleur réconfortante de leur amour. Pour toujours.
Un canapé d’angle nous accueille tous les trois, mes parents m’encadrent avec bienveillance.
— Est-ce qu’on est sûrs qu’il n’y a pas d’autres solutions ? demande Paul.
Je secoue la tête et saisis la main de mon père. Je ne l’ai jamais vu si fragile, ses rides semblent s’être multipliées depuis ce matin. Ses yeux onyx, les mêmes que les miens, sont rougis par le chagrin. Mon roc vient de perdre toute sa puissance. Ses épaules, habituellement hautes, s’affaissent, portant une charge invisible, pourtant manifeste.
— Non. Si je ne vais pas avec eux, ils disloqueront toute notre planète.
— Mais pourquoi toi ma chérie ? questionne ma mère en dégageant une mèche de mon front.
— Ils ont lu mes livres…
— Je ne comprends pas, renchérit Jasmine.
— Ils veulent m’étudier afin de changer leur nature. Les Infinis sont des êtres indélimités physiquement et limités mentalement, ils n’ont pas d’imagination ! Ils aimeraient être comme nous, c’est-à-dire limités corporellement, mais avec un esprit sans limites. Je ne sais pas si je suis bien claire, je ne trouve plus mes mots.
— Si, j’ai saisi, affirme-t-elle pendant que mon père opine. Mais pourquoi ne pas poursuivre leurs recherches ici ?
— Parce que les Infinis ont des ramifications dans tout l’Univers et doivent réactiver chaque partie en permanence, ils sont voués à errer dans l’espace afin de vivre.
Les Infinis sont arrivés sur Terre il y a quelques mois. La station terrienne a reçu des messages cryptés en provenance de l’espace depuis une décennie environ. Cette arrivée extraterrestre est un événement. Teinté d’inquiétude, certes, mais cet épisode vient marquer l’histoire humaine de façon incroyable. Sur tous les canaux d’informations, il n’est question que d’eux, tout le reste de l’actualité est mis de côté.
Un jour de décembre, une masse grise, infinie, brillante et miroitante, est apparue au-dessus de Paris, à proximité de la station. De petites silhouettes s’en sont détachées jusqu’au sol. Une, parmi les autres, informe, sans visage et sans membre, s’est présentée comme faisant partie intégrante des Infinis. À force de communication, ils ont acquis notre langage et s’expriment avec aisance. Des creux se sont formés par mimétisme, représentant des yeux, une bouche, un nez et des oreilles, afin de recréer un climat de confiance avec nous, les humains. Il est plus aisé de parler avec une chose qui nous ressemble. Chaque Infini est relié aux autres, à leur vaisseau, et à l’Univers, par de fins fils de la même matière les composant. En réalité, ils ne font qu’un, mais les Infinis ont jugé bon de se démultiplier, comme leurs hôtes.
Leur particularité de fusion n’est pas des plus pratiques à la station terrienne. À chaque obstacle, ils se scindent pour revenir immédiatement en place dès qu’ils le peuvent. Leur corps unique leur impose des contorsions inconfortables en raison de l’architecture de nos bâtiments. Les équipes de la station ont fini par installer leur matériel dehors, sous un gigantesque auvent pour que les Infinis n’aient plus à se disloquer en permanence dans les locaux.
Les Infinis sont dotés d’une grande intelligence, et leur capacité de dédoublement leur a permis de suivre différentes discussions en parallèle. Curieux, ils ont posé de nombreuses questions. En un laps très court, ils ont compris l’essentiel de notre existence.
Un matin, alors que je me rendais à l’école pour donner un cours d’écriture créative aux enfants du personnel de la station, j’ai croisé un Infini. Impossible de ne pas le détailler, je n’ai pas pu m’en empêcher, jamais je n’ai vu pareil être.
— Que portez-vous ici ? se renseigne l’Infini en désignant, grâce à un simulacre de main, la pile de livres sur mes bras.
Décontenancée, mais heureuse de lui présenter mon travail, j’ai pris le premier ouvrage et lui ai tendu. C’était un de mes romans, une histoire d’amour.
Une autre main est sortie du magma gris de l’Infini. Il a agrippé l’œuvre et l’a manipulée avec précaution. Délicatement, il a tourné les pages, de plus en plus vite, jusqu’à arriver à la fin.
Son pseudo-visage s’est approché du mien :
— Vous n’êtes pas la femme du roman, elle a des cheveux blonds et des traits qui ne sont pas les vôtres.
J’ai éclaté de rire puis me suis ravisée, ne sachant si un Infini possède un sens de l’humour.
— C’est une fiction !
— Fiction…
— J’ai laissé mon imagination vagabonder, les personnages sont inventés, ils sont fictifs.
— I-ma-gi-na-tion.
Je lui ai offert un autre de mes livres et l’ai laissé en plan afin de ne pas être en retard pour enseigner à mes élèves – sans omettre de le saluer respectueusement, je ne sais pas non plus si un Infini a des codes de politesse.
Cette conversation aurait pu rester une formidable anecdote que j’aurais racontée à mes enfants et petits-enfants, mais elle a scellé mon destin, une voie imposée.
Selon le médiateur, l’Infini est subjugué par ma capacité d’imagination, de création fictive. Lui aussi veut inventer des histoires. Cependant, son esprit ne le lui permet pas. Autant l’infinité de sa matière reliée à l’espace est vertigineusement interminable, autant son esprit est limité, voué uniquement à la compréhension physique, chimique et mathématique de ce monde dans lequel il évolue. Il s’est mis en tête de changer cette donne, de trouver le moyen d’ouvrir son esprit comme celui des humains.
Et c’est ainsi que je me retrouve maintenant devant la masse grise, infinie, brillante et miroitante des Infinis, prête à embarquer.
Derrière moi, j’abandonne mes parents, pelotonnés l’un contre l’autre. Quelques scientifiques m’ont accompagnée au plus près. Non par empathie, mais bien par avidité de connaissance.
Je serre avec force un de mes sacs, celui contenant des objets personnels auquel je tiens particulièrement, je m’y accroche comme à une bouée de sauvetage. Le reste de mes affaires a déjà été englouti. Vais-je subir la même chose ?
Mon cœur est en miettes, il rate de nombreux battements, et je suis proche de l’évanouissement. Mes pensées vont à Noé, mon petit ami. Parti à New-York dans le cadre de son travail, il n’est pas en ville. L’annonce de mon départ imprévu, nos aurevoirs, se sont réalisés par téléphone, ce qui ne m’a pas satisfaite. J’aurais aimé échanger un dernier baiser avec lui.
En une fraction de seconde, les Infinis ne font qu’un et cette entité s’approche de moi en m’invitant à gravir des petits escaliers qu’il vient juste de créer. Je ne me retourne pas. Aspirée dans la masse de l’Infini, je me sens terriblement mal.
— Je vais réajuster les paramètres Alma, ne vous inquiétez pas, me rassure l’Infini d’une voix douce et cristalline.
Aussitôt dit, aussitôt fait, je reprends vigueur. Toutefois, la tristesse est toujours là… Un poids pèse dans mon estomac et une boule s’est formée dans ma gorge.
J’observe le lieu dans lequel je me trouve, une sorte de grotte. L’Infini décide d’y créer un appartement, selon mes volontés. Un lit avec une table de chevet, une bibliothèque où je dispose des livres, un fauteuil, une table et une chaise, et pour finir, un cabinet d’hygiène. Le tout se modèle à partir de la masse informe, monochrome, d’un gris déprimant.
L’Infini reste posté devant moi tout en m’indiquant que nous quittons la Terre. Je cherche des sensations en lien avec ce voyage hors norme, mais rien ne me signifie un quelconque déplacement. Je vogue dans l’espace, mais ne vois rien et ne ressens rien…
Afin de m’occuper l’esprit, j’entreprends d’aménager mon nouvel espace. Je dispose de-ci de-là quelques cadres que mes parents ont ramenés à la hâte, mes affaires de toilette, ma crème pour les mains, mes vêtements et mes livres. Je laisse mon téléphone dans une des valises, il ne fonctionne pas ici.
Pendant tout ce temps, l’Infini est resté figé près de moi.
— Vous allez rester en permanence avec moi ? m’agacé-je.
— Euh, sous cette forme ? Si vous le souhaitez.
— Je ne le souhaite pas !
— Mais je serai avec vous quoi que je fasse, je suis l’Infini de cette matière, donc tout ce qui vous entoure est moi.
Je soupire à cette explication.
— J’ai besoin d’intimité dans une journée, et de repos, seule, vous comprenez. Nous devons établir des règles.
— Des règles ?!
— Un horaire au cours duquel nous nous retrouvons pour votre étude sous votre forme humanoïde. Comment allez-vous procéder d’ailleurs ?
Un bras difforme émerge de l’Infini, il réalise une démonstration. Des tentacules entourent mon crâne et s’agitent. L’effet n’est pas désagréable, une délicieuse chaleur se dégage des points de contact.
L’Infini retire sa substance.
— Est-ce que cela vous convient ?
— Ça ne fait pas mal.
— Je ne veux pas vous faire de mal.
Je me retiens de lui dire que c’est le cas en m’arrachant à ma vie terrestre, mais je m’abstiens, je ne le connais pas suffisamment pour savoir quelles limites ne pas franchir.
Nous nous mettons d’accord sur deux séances par jour d’étude de mon esprit. À chacune, inlassablement, l’Infini procède de la même manière, il tente de comprendre comment un être humain réussit à inventer des histoires. Autant l’aspect biologique lui est acquis rapidement, autant l’aspect spirituel lui échappe.
Avec patience et résilience, je m’adonne à ses expérimentations, je me suis mise en tête que s’il réussit à percer ce mystère, alors il me laissera repartir chez moi. Malheureusement, malgré sa ténacité, l’Infini ne comprend pas le processus d’imagination…
Les jours défilent, une année entière s’écoule. Enfermée dans la masse grise de l’Infini, j’ai maigri, je flotte dans mes vêtements. Pourtant, l’Infini subvient à mes besoins alimentaires, mais ce cocktail de matières, contenu dans une bille de la même couleur que le reste et que j’ingère au quotidien, ne me procure aucun plaisir. Jamais cela n’égalera mes plats et desserts préférés. Je suis morose et n’arrive même plus à écrire, mon imagination s’est tarie.
L’Infini a tenté de me remonter le moral, il s’est démultiplié à nouveau, afin de me donner l’impression de converser avec plusieurs personnalités. Il s’est même transformé en certains de mes personnages de romans. Néanmoins, ma déprime devient de plus en plus profonde, jusqu’à ce que je ne puisse plus me lever.
L’Infini se matérialise à côté de mon lit :
— Alma, que puis-je faire pour que tu retrouves ta joie ?
Dans un souffle, je réponds :
— Laisse-moi rentrer chez moi.
— Mais je n’ai pas fini mon étude, je ne sais toujours pas comment raconter une nouvelle histoire, je n’ai pas d’imagination.
Avec le peu d’énergie me restant, je me mets assise et lui tends la main. L’Infini la regarde de ses yeux creux et élabore une excroissance en vitesse pour saisir mes doigts. J’ai appris à l’apprécier ces derniers temps, il est foncièrement gentil. Il n’a menacé la Terre que par caprice, il veut juste imaginer, c’est devenu une obsession. Et c’est somme toute, très humain.
— Infini, tu as compris que je ne suis pas heureuse ici avec toi. Je me morfonds.
— Pourquoi ? Tu as tout ici, à ta disposition. Je m’occupe bien de toi.
— Oui, tu me fournis ce dont mon corps a besoin. Mais pas mon esprit. J’ai besoin de mes proches, des gens que j’aime, de sortir, d’observer des paysages, de rire, d’échanger avec mes pairs, de construire des projets… Vois-tu, notre corps ne peut fonctionner que si notre esprit est nourri lui aussi. Le chagrin que tu m’infliges déséquilibre ces deux parties. On dit que je suis « à bout », à la limite de ce que je peux supporter. L’être humain est ainsi fait.
L’Infini garde le silence pendant quelques secondes, il réfléchit à mes propos.
— Mais si tu m’abandonnes, je n’aurai jamais d’imagination. Et j’aimerais beaucoup avoir cette capacité. Découvrir tes histoires a été une révélation pour moi. Je ne peux pas renoncer !
— Peut-être que tu ne pourras pas inventer tes propres romans, mais tu as déjà appris, grâce à ta curiosité. Tu t’es enrichi en découvrant les livres. Si tu me redéposes sur Terre, je peux encore t’en donner d’autres.
— Ce ne sera pas pareil, même si j’aime bien découvrir tes livres. Et je ne peux pas revenir souvent dans ta galaxie. Par ailleurs… tu vas me manquer je crois. Oui, c’est cela, je pense être triste moi aussi.
Je lui souris :
— Infini, tu viens de découvrir la base de l’imagination : les sentiments !
— Ah bon ?
— Oui. Si j’imagine des histoires, c’est pour ressentir des émotions lors de l’écriture. C’est la même chose lorsque je lis. Tu as réussi, finalement. Tu es sorti des limites de ton esprit, tu l’as fait évoluer.
L’orifice qui sert de bouche à l’Infini s’étire. C’est un sourire, recopiant le mien. Une atmosphère de joie nous entoure.
— Je vais te ramener chez toi Alma.
Dans un sursaut spontané, mes bras viennent entourer l’Infini. Ils s’encastrent dans sa matière et une sensation de vide m’assaille, il me transmet ce qu’il vit en qualité d’être sans frontière corporelle. L’Infini développe des protubérances pour m’enlacer. Lui et moi allons nous séparer, mais le lien qui nous unit, unique, n’a plus de limite.
FIN