Sophie Zimmermann
Nouvelle : Au-delà du raisonnable
Dernière mise à jour : 7 févr.

Voici ma nouvelle Au-delà du raisonnable, en lecture libre, sélectionnée au Grand Prix spécial "Sorcellerie" de Short Édition. J'y mêle de la science-fiction, du fantastique et du surnaturel.
En 2154, Anita et Gary traquent un fantôme dans une ville futuriste. La jeune femme ne croit pas aux phénomènes métaphysiques, mais va bien devoir faire face à une réalité qui l'effraie.
Au-delà du raisonnable
Je ricane devant les résultats affichés en relief sur le mur. « Fluide inconnu », « entité hors norme », « visuel diffus »…
— Je ne crois pas en ta théorie, conclus-je après étude du rapport.
Gary est affalé dans son fauteuil. Il a croisé les jambes, et ses pieds reposent sur son bureau. Son regard bleu est cerné, il n’a pas dû utiliser de cabine de sommeil depuis un moment.
— Anita, fais un effort s’il te plaît.
Il se déplace jusqu’à moi et enserre mes bras en enfonçant ses doigts dans ma chair. Je sens qu’il a envie de me secouer, que j’intègre mieux ce qu’il est en train de me dire, que je sorte de cette torpeur qui me paralyse. Son visage est si près que je peux observer les ridules autour de ses yeux et lire sa crainte dans ses iris.
— On va tout reprendre depuis le début, insisté-je. Ce n’est pas la première fois que nous obtenons des résultats incroyables.
C’est même notre quotidien. Notre équipe supervise toutes les données extrahumaines de la planète. Depuis que je travaille ici, nous avons déjà découvert une trentaine d’espèces extraterrestres. Certaines, dangereuses, sont mises à l’écart, voire éliminées, quand d’autres, plus pacifiques, collaborent avec nous.
— Je te parie qu’il y a une erreur et…
— Stop !
Mon chef n’a jamais élevé la voix sur moi. Mais il a raison. Je dois faire face à cette réalité, à cette inconnue qui se profile devant nous, à cette absurdité scientifique…
Un fantôme. Un fantôme qui sévit depuis plusieurs semaines en ville, à la tombée de la nuit, et qui terrifie tous les habitants. Le mode opératoire est le même, les témoignages se succèdent… Un halo lumineux, des paroles incohérentes qui se propagent dans les esprits, et ce froid glacial qui accompagne cette entité partout où elle se déplace. Et moi, malgré les preuves accablantes et ce rapport réalisé par les meilleurs analystes à l’aide de machines de pointe, je suis dans le déni. Comme beaucoup de mes confrères avant moi… La science ignore le surnaturel avec aplomb.
Gary finit par soupirer et plonge ses doigts dans mes cheveux avant de déposer un long baiser sur mes lèvres. Ce contact charnel me détend en partie. D’habitude, ce sont les faits qui ont cet effet sur moi. Je suis davantage réceptive aux chiffres et aux graphiques qu’aux effusions amoureuses. Mais pas aujourd’hui, pas à cet instant. Seuls les bras de Gary semblent capables de taire la peur tapie au fond de mon ventre. Sa tendresse est douce, rassurante. Tout l’inverse des paroles qu’il s’apprête à prononcer.
— On va trouver une solution. Il y en a forcément une, il y en a toujours grâce à la science, déclaré-je au creux de son oreille.
— Tu as raison, il y a une solution… Il nous faut un spécialiste en sorcellerie.
***
Une vitre renvoie mon reflet lorsque nous progressons sur le boulevard principal de Garden Town. Mes longs cheveux blonds sont emmêlés et mes yeux bruns sont marqués de fatigue. Un rayon lumineux éclaire mon visage blafard. J’ai l’air négligé.
Notre cité, d’ordinaire vivante, aux rues soulignées de va-et-vient incessants, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les allées végétalisées sont vides. Un couvre-feu a été établi dès que l’obscurité se met en place, mais les habitants restent cloîtrés chez eux, même en pleine journée. Tous les systèmes de sécurité, dont ceux empêchant les intrusions, semblent dépassés. Le fantôme entre dans les habitations et en sort comme il le souhaite.
Nous sommes en 2154, notre société est prospère, stable. Parfaite à mes yeux. Et ce spectre vient démolir tout ce qui a été construit depuis des dizaines d’années.
Je ne l’accepte pas.
Alors j’emboîte le pas à Gary, décidée à rencontrer un sorcier, bien que je reste sceptique. Je ne crois pas à ces inepties.
Nous quittons la voie principale pour nous enfoncer dans une rue secondaire, puis dans une impasse. Après avoir emprunté deux ascenseurs, nous nous retrouvons en haut d’un building aux allures de vaisseau, qui surplombe la baie. Par de fines fenêtres, je peux apercevoir la mer au loin. Le soleil a entamé sa descente et va bientôt rejoindre l’horizon. L’heure du fantôme…
Gary entre sans frapper dans un appartement. Vide. Sombre. Aucune ouverture extérieure.
— Tu es sûre d’avoir la bonne adresse ? demandé-je à mon chef.
— Nous sommes au bon endroit. Viens.
Sa voix s’est ternie. Aurait-il peur ? Depuis que nous nous connaissons, jamais je ne l’ai vu flancher. Gary est un roc, un modèle de force tranquille, une épaule sur laquelle se reposer. Il avait ce petit plus qui m’a séduite. Et ce qui m’a charmée par-dessus tout, c’est son côté cartésien, le même que le mien.
Il saisit ma main avec délicatesse et m’entraîne dans une autre pièce. Je l’arrête.
— Attends. Nous devons prendre des précautions…
J’extrais mon arme de service de ma ceinture, mais il m’indique que ça ne sert à rien, notre boîtier d’analyse géographique nous assure que nous sommes seuls à l’étage. J’obtempère non sans appréhension. Quelque chose ne tourne pas rond. Quelque chose que je ne peux pas définir. Et qui pourtant est évident…
Gary pousse une porte et progresse dans une salle de taille moyenne. Le sol est poussiéreux, du mobilier désuet l’habille : un canapé au textile usé, une table, quatre chaises en bois et un miroir en pied posé contre le mur. Mais ce n’est pas l’obsolescence de ces quelques meubles qui m’interpelle. Un cercle de cendres court en plein milieu de la pièce, il contient trois jolies bougies allumées. Les flammes dansent dans un ballet ondulant et hypnotisant.
Mon chef attrape un des trois blocs de cire, il l’amène près de sa bouche et souffle dessus.
La sensation de malaise s’accentue, mon cœur tambourine dans ma poitrine à une vitesse folle, presque anormale. J’ai peur qu’il s’arrête.
Nous nous trouvons en haut d’un immeuble au nombre hallucinant d’étages et pourtant, je me sens sombrer dans un abîme, sous terre, loin de la chaleur familière et réconfortante de ma vie.
— Le sorcier que l’on cherche n’est pas là… finis-je par articuler.
— En es-tu certaine ?
L’ensemble de mon corps tremble, je respire par saccades. Les iris de Gary se teintent d’éclats orangés en provenance de la faible lueur des bougies. Le gouffre entre nous s’accentue lorsqu’il marmonne des paroles entre ses lèvres. Une incantation peut-être. Envoûtante…
— C’est toi le sorcier ?
Il poursuit ses sortilèges en signe d’assentiment. La température ambiante vient de chuter de dix degrés au moins. Je tente de m’échapper, mais mes membres ne me répondent pas.
— Prends une bougie.
L’enchantement est puissant et ne me laisse d’autre choix que de lui obéir… comme je l’ai toujours fait !
Une fois la bougie en main, il m’intime de l’éteindre. L’éclat disparaît et la noirceur est maintenant étouffante.
— Pourquoi ? chuchoté-je.
Son regard est empli d’empathie. Il me pousse vers le miroir. Il se place derrière moi et caresse lentement mes cheveux d’un geste affectueux pendant que ses larmes inondent ses joues.
— Tu vas me manquer, mais tu dois partir…
Il me tend la première bougie, j’observe les deux mèches noircies avant de relever la tête et de faire face à mon reflet. Celui du fantôme. Le halo qui m’entoure est terrifiant, c’est vrai. Il s’accroche à moi dans un acte désespéré, alors que je ne suis plus que poussière.
Gary m’a menti, mais comment pourrais-je lui en vouloir ? Sa bienveillance m’apaise, son amour m’aide à entrevoir mon futur loin de lui. Il a eu la délicatesse de me laisser du temps pour assimiler que je m’accrochais inutilement à cette réalité, du temps pour comprendre que je devais quitter ce monde, mais je n’étais pas prête.
Gary rejoint l’intérieur du cercle de cendres, la bougie allumée le protège des ténèbres. Il me murmure un adieu sincère au moment où ma lumière disparaît à jamais.